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Mobilités territoriales :

entre pratiques, représentations et aménagement

 

Anabel Beaulieu et SarahÉmilie Vallée

 

 

1. Individualisation et diversification des choix, vers l’expansion du mouvement

 

Le mouvement, symbole de changement, d’évolution, est une notion intégrante des sociétés. Il semble toutefois avoir pris une signification prépondérante depuis l’industrialisation de l’occident. Nos sociétés modernes et les nouvelles aspirations radicales qu’elles ont introduites sont reconnues pour avoir créé un point de rupture dans la morphogénèse de nos milieux bâtis (Ascher, 2005). En effet, l’émergence des sciences, ayant mené vers des pratiques plus réfléchies au dépit des croyances religieuses, inspira la conscience de soi par la réaffirmation de l’identité individuelle et le détachement à la classification. L’autonomie, valeur individuelle prônant la spécificité de chacun, adjointe à la mobilisation des connaissances et la reconnaissance des qualités individuelles mena inévitablement vers une spécialisation et technicisation marchande des biens et services.

 

Ces nouvelles dynamiques que sont la rationalisation, l’individualisation et la marchandisation démontrent une tendance vers la démocratisation des choix, des aspirations. Ces idéologies collectives, individuelles, économiques et techniques,  depuis leur avènement, ne font que se radicaliser, transformant notre société, multipliant les biens et services et donc, les déplacements pour atteindre cette nouvelle diversité (Ascher, 2003).  

 

 

2. Diversité, vers une ségrégation spatiale et une complexification du rapport à l’espace

 

L’évolution technologique appuie cette quête de variété. En effet, le développement des moyens de transport et de télécommunications s’adapte à la croissance des villes et à la diversification des activités. Les sociétés capitalistes, avec la montée de la spécialisation des tâches, le transport et le stockage d’informations, « ont révolutionné les formes et les modes de fonctionnements des villes Â» (Ascher, 2003). En effet, afin de répondre à tous ces nouveaux besoins de manière accessible, les villes se sont ouvertes à plus d’activités, plus de richesses, devenant des centralités de diversité. Cette polarisation, nommée métropolisation, croit toutefois avec la population, à la recherche de plus de services, qui vient s’y établir. Le territoire s’étale donc pour intégrer toutes ces nouvelles fonctions, les transports en* faisant de même. Toutefois, ces technologies font plus qu’offrir ce qui est demandé. En répondant aux besoins de transports, de socialisation et d’indépendance, elles favorisent même la création de nouveaux besoins, de nouvelles formes urbaines et confortent les sociétés contemporaines sur la voie de l’indépendance (Ascher, 2005).

 

De nouveaux territoires urbains distendus et hétérogènes intégrant ville et campagne se forment et, pour ce faire, les mobilités agissent de plus en plus à grande échelle. Les déplacements de longues distances substituent ainsi les distances moyennes d’avant. Le modèle d’organisation, en Hubs et spokes, est un type de réseau qui découle de ces nouvelles morphologies discontinues. Cette organisation radiale sous forme de plates-formes (hubs) produit un effet «tunnel»  entre différents pôles d’activités et implique peu d’arrêts, rendant ainsi l’articulation des flux très performante.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Figure 1.1: Dynamique métropolitaine à l’image de la multiplicité de choix

 

 

Ces systèmes de transport  en commun permettent  donc d’avantage  l’appropriation de pôles épars au détriment des entre-deux.  Bien que rapide, ce type de réseau contribue au relâchement du tissu urbain. «Les hiérarchies et les maillages urbains en sont bouleversés» (Asher ,2003). La création de polarités fonctionnelles éparses induites par ces modèles floue la notion de proximité géographique ainsi que le rapport à l’espace (Kaufmann et al., 2004). Les distances ne sont donc plus un obstacle aux yeux de la population. Toutefois, les déplacements encouragés par les technologies qui les accompagnent sont signe d’une plus grande autonomie. En effet, elles permettent à l’individu, en constante recherche de contrôle et d’intimité, un rapport individuel à l’espace-temps.

 

Individuellement, cette variété de choix a aussi ses effets et se matérialise par un mode de vie moins routinier. « Le nomadisme étant devenu une valeur culturelle et urbaine positive Â» (Bachiri, 2006), les individus se retrouvent à faire partie d’une multitude de réseaux sociaux, en fonction de leurs intérêts divers. On arrive même à qualifier les gens de multi-appartenants, puisque la vie de chacun est le résultat de l’appartenance à une série de milieux différents teintés d’expériences uniques. Les individus font donc partie d’un réseau de réseaux de socialisation, de lieux, à travers lesquels ils se déplacent (Asher 2003). La mobilité permet d’autant plus l’expression et l’élaboration des personnalités de chacun. Elle est donc une conséquence et un outil à la diversification.

 

 

3. Valeurs et représentations au cœur des pratiques de mobilité

 

Au-delà du rapport à l’espace-temps qui se complexifie et se brouille par l’arrivée d’une multiplicité de technologies, il en demeure que la diversité de biens, de services et d’accès permet une individualisation accrue des modes de vie. Comme « tout est possible Â», il n’en tient qu’aux individus à faire des choix en fonction de leurs valeurs et des représentations. Qu’ils soient individuels ou de groupe, qu’ils concernent la localisation du domicile, les lieux de consommation ou les principaux pôles d’activités, ces choix articulent aussi les mobilités territoriales (Bachiri, 2006).

 

 

a. Rapport à l’espace, entre attachement et efficacité

 

Les aspirations ou orientations sociales sont formées de choix en fonction de la perception de l’espace et des valeurs de l’individu (Daris, 2003). La valorisation du nomadisme et le flou géographique apporté par la vitesse des transports mène vers des représentations spatiales variables. D’un côté, la notion d’ancrage se désagrège et se multiplie en plusieurs lieux (Stock, 2006). Les lieux sont habités différemment, et donc, ils prennent des significations différentes, entre espace vécu et espace de vie.   Par exemple, une famille établie dans un quartier depuis plusieurs années, visitant ainsi les mêmes commerces et les mêmes voisins, aura tendance à limiter ses lieux de consommation et de sortie à ceux connus. L’espace vécu, chargé de valeurs, et habité avec investissement personnel depuis plusieurs années, crée un rapport émotif et temporel à l’espace et peut restreindre la zone d’action de l’individu. Les déplacements et leurs modes en sont donc affectés. D’un autre côté, l’espace peut être perçu selon un rapport d’efficacité, de fonctionnalité. Ainsi, les déplacements ne sont pas choisis en fonction de la valeur et de la signification de chaque lieu mais bien selon leur position stratégique. Dans cet optique, un adulte qui travaille au point A tentera de faire ses courses entre le lieu de garde de son premier enfant, l’école du deuxième et le point B, la résidence familiale. La mobilité est donc articulée en fonction des motifs qui les engendrent au sein d’un ensemble d’espaces de vie ou dans un espace vécu (Després et Ramadier, 2004).

 

 

b. La couleur des perceptions

 

La perception de certains moyens de transports influence aussi leur utilisation. L’autonomie, le confort, la sécurité, la socialisation et la vitesse sont des critères importants pour la majorité des gens lors de leurs déplacements. En effet, les parcours sinueux et la faible fréquence de passage des autobus sont perçus comme une perte de temps par la majorité des usagers (Bachiri, 2006). La marche et le vélo, de par leur vitesse moindre et la vulnérabilité qu’ils projettent par rapport aux habitacles motorisées sont rapidement mis de côté. Aussi, la présence d’étrangers et la densité d’occupation, bien que pouvant favoriser les rapports sociaux, repoussent aussi certains individus à utiliser les transports en commun. De plus, l’image de liberté, d’autonomie et de fierté que projette l’automobile correspond d’avantage au désir d’individualisation de notre société.

 

 

c. Images et aspirations

 

Les idéologies et le statut social résultant d’environnements bâtis suscitent aussi certaines représentations influençant les pratiques de mobilité. D’un côté, les quartiers centraux projettent une image de diversité économique, sociale et culturelle attractive pour les jeunes professionnels en quête d’effervescence. Majoritairement bien desservis par une complémentarité de réseaux de transports, ces lieux urbains plaisent d’autant plus à ces nouvelles générations multi-appartenantes. De l’autre côté, l’utopique banlieue, représentant l’environnement familial par excellence avec ses espaces verts, tranquilles et sécuritaires attirent aussi nombre de ménage par l’absence de contiguïté, la propriété et l’intimité (Ascher, 2003). En découlent aussi l’utilisation de la voiture par la complexité et l’éloignement des activités diversifiées du programme familial.

 

 

d. Contraintes fonctionnelles

 

La vulnérabilité de certains groupes sociaux influence également les perceptions spatiales et les déplacements. Les adolescents, dû à leur jeune âge, sont beaucoup influencés et dépendants des valeurs familiales qui leurs sont inculqués. Les questions de sécurité induites par la peur du danger et les consignes parentales teintent et restreignent donc le choix de certains adolescents quant aux endroits fréquentés et aux parts modales (Bachiri, 2006). Aussi, le choix de la localisation du domicile familial en fonction des intérêts des parents, des services et activités environnants ainsi que de l’accessibilité aux diverses parts modales influence indubitablement leurs déplacements. Ainsi, ce groupe d’âge se voit dépendant des déplacements de l’ensemble de la famille par la double contrainte de sécurité et de localisation qui leur est imposée. De son côté, la population vieillissante, dû à la perte d’acuité sensorielle, se retrouve aussi à devoir faire des choix par rapport à son quotidien (Després et Lord, 2011). Toutefois, leur environnement bâti ne semble pas adapté pour encourager leurs déplacements autonomes et en sécurité. Le surdimensionnement des rues, le manque d’éclairage et le peu de services de proximité encourage peu les déplacements piétonniers. La majorité d’entre eux concentrent donc leurs activités quotidiennes à domicile ou optent pour l’utilisation de la voiture afin de rester actifs dans un périmètre plus vaste (Ibid).

 

Ainsi la mobilité revêt plusieurs visages selon les valeurs, les aptitudes et les représentations de chacun. La notion de sécurité et de familiarité semble au cÅ“ur des modèles d’occupation et de déplacement de l’individu. Il est reconnu que l’image défavorable et la non-expérience de certains aménagements ou parts modales tend à encourager des modes de vie génériques (Bachiri, 2006). Il est donc primordial de développer de nouveaux modèles novateurs et attractifs pour la population,  soutenant leur diversité grandissante. C’est donc au sein de la multiplicité ou de la polyvalence qu’il faut tenter de trouver des alternatives répondant aux pratiques de mobilité trop souvent synonyme de déplacement automobile (Després et Ramadier, 2004).

 

 

4. Durabilité et équité face aux multiples pratiques de mobilité 

 

La multiplicité d’opportunités, la sécurité, le confort et la rapidité, qualités offertes par la voiture, semblent être les facteurs principaux expliquant son utilisation. Toutefois, la diversité de notre société, ses pratiques ainsi que ses représentations sous-tendent que l’exploration du potentiel qualitatif et quantitatif des formes urbaines et des parts modales pourrait changer l’attitude des usagers (Bachiri, 2006).

 

La vitesse et le confort de l’automobile étant souvent mentionnés en tant qu’avantages d’utilisation, il serait possible de travailler l’image, la fréquence ainsi que la vitesse des déplacements  en autobus en repensant les trajets, les horaires et les publicités. La structure radiale des parcours de transports en commun pourrait être repensée de façon à permettre l’appropriation du territoire étalé. Des parcours sous forme de cercles concentriques pourraient relier les pôles de services spécialisés et ainsi perméabiliser le périurbain de manière durable. L’autobus étant déjà un moyen de transport vert qui permet la socialisation, il ne semble pas trop difficile de travailler son potentiel qualitatif pour démystifier et encourager son utilisation (Jemelin et Kaufmann, 2003).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Figure 1.2: Perméabilité à grande échelle (Grand Paris par LIN architectes)

 

 

Bien que les technologies mène en partie à banaliser certains déplacements, il semble toutefois qu’elles­ donnent de la valeur à tout ce qui ne se déplace pas. « Le face-à-face devient de plus en plus précieux Â» (Asher, 2003). Une plus grande importance est donc accordée aux sens, ce qui implique que l’attractivité d’un lieu se traduit par les expériences multi-sensorielles qu’il offre. L’aménagement devrait donc tenter de travailler le potentiel qualitatif des déplacements en offrant certaines ponctuations spatiales attrayantes éveillant les sens soit par leurs dispositions stratégiques. Ces ponctuations peuvent aussi se traduire par des arrêts de transports en commun aménagés de manière à faciliter l’interaction des usagers (Ibid).

 

Aussi, la distance est souvent perçue comme une barrière à l’utilisation de certaines parts modales. L’accessibilité du territoire devrait donc être au cÅ“ur des considérations d’aménagement pour favoriser une diversité de modes de transports. Ceci peut se traduire par un zonage moins restrictif. Plus spécifiquement, la variété de types d’espaces à proximité, par exemple par l’ajout de commerces dans les quartiers résidentiel pourrait favoriser l’accessibilité piétonne (Després et Lord, 2011). L’aménagement d’une variété de voies (piétonnes et/ou cyclables) au sein du réseau routier existant pourrait aussi favoriser l’accessibilité sécuritaire de certains pôles ainsi que la perméabilité des déplacements en réduisant les distances. La végétalisation entre les voies de transports actifs et celles automobiles pourrait aussi assurer le confort et la sécurité de ces parts modales, valorisant leur potentiel qualitatif (Bachiri, 2006). 

 

La mobilité est synonyme d’expression d’individualité. L’étude de la dimension sociale des déplacements est donc cruciale à la compréhension des mobilités territoriales. Tel que démontré, les allers-retours entre aménagement, pratiques et représentations démontrent la complexité de ce concept.  Il doit donc être étudié de manière pluridisciplinaire afin de permettre Ã  tous l’accès aux biens et services. Il est donc du devoir des architectes et designers urbain de s’allier aux autres professionnels des sciences sociales afin de repousser les limites des modes de vie génériques. De nouvelles politiques régulant les aménagements, les transports et les formes bâtis peuvent mener vers de nouveaux modèles auxquels pourraient se référer les générations futures. Les qualités attractrices et les expériences multi-sensorielles ainsi que la quantité d’alternatives d’accessibilité par la proximité, la variété et la perméabilité des aménagements semblent être des pistes vers un détachement de la dépendance à l’automobile.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Figure 1.3 : Intégration mixte des parts modales
(Consultation publique sur les changements climatiques du GIRBa)

 

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